Yannick Haenel, Les échappés, nov. 2021, 190 pages, 18,50€
Il est tard. Froide nuit noire. Je ferme la dernière page de ce livre avec l’envie pourtant, irrépressible, de partager son caractère unique. Il est essentiel de lire « Notre solitude » de Yannick Haenel, pour continuer à tisser ce lien entre le monde des morts et celui des vivants, continuer à porter nos solitudes unies. Continuer à malaxer cette phrase que l’auteur met en exergue du récit, issue du Livre de Job : « Dites-moi où habite la lumière, et quel est le lieu des ténèbres ».
Yannick Haenel a chroniqué chaque journée (sauf une, et il nous explique pourquoi) du procès des attentats de janvier 2015. Il s’est questionné, il a douté, il a souffert, il a été enseveli par l’importance et la gravité de son rôle, de ce qu’il voyait et entendait. Et il a écrit.
Ce livre, c’est abysses et lumière, le plus noir et le plus pur. Au fil des pages, l’auteur s’interroge sur la justice et la façon d’écouter, de réparer (le peut-on ?). Il lance une magnifique définition de la justice, ce lieu où « les vivants et les morts se parlent » (p. 74). Car c’est bien un hommage qui est rendu aux victimes (ceux qui ne sont plus, et les « survivants » aussi), un endroit où les faire revivre.
Yannick Haenel s’interroge sur l’acte d’écrire aussi. Comment rendre compte des mots des autres, et des silences, de tout ces creux, de l’indicible et de l’horreur. Ecrire c’est « être à sa place ». « Se mettre à la place de tous, n’est-ce pas précisément le travail de l’écrivain ? » (p. 88).
Ce récit, c’est aussi, comme l’annonce le titre, le miroir de notre solitude. Celle éprouvée par l’auteur à suivre ce procès pendant toutes ces semaines, enseveli qu’il était sous la responsabilité de « rendre compte » (les pages du début, le passage de la difficile chronique du 8 septembre 2020, après qu’aient été montrées les images de la tuerie de Charlie Hebdo est vertigineux et merveilleux, où la solitude finit par flirter avec le surnaturel et la magie – p. 62 et s.). Solitude aussi de l’écriture, nuits de veille à polir la chronique quotidienne, à écouter du Bach en attendant ce moment de grâce qui suit l’écoute, ce moment qui surgit « quand on a enduré cette solitude et traversé cette musique ». Solitude enfin qui s’évanouit quand par miracle un ange surgit, quelle que soit sa forme, qui fait le lien entre vivants et morts (et Yannick Haenel en cite quelques-uns, Sigolène Vinson, Coco, Zarie Sibony, Simon Fieschi…).
Yannick Haenel sait, chaque fois, trouver les mots justes pour habiller les silences, tracer des ponts. Il pose ses mots pour écrire le récit et dire l’indicible. Ce livre est indispensable car il est fraternel et il unit. Il montre en actes l’importance des mots, ceux que l’auteur porte sur lui comme un talisman, protecteurs et éclairants et ceux qu’ils manient, tressant en un même mouvement hommage, mémoire et réparation.
Merci.
(et merci à mes éclaireuses, Dragana pour ne pas la nommer, ainsi que cette cliente-dont-je-ne-connais-pas le nom, qui par leur enthousiasme, m’ont tant donné envie de lire le livre !)
Marie-Eve