Ton absence n’est que ténèbres

Jón Kalman Stefánsson, Grasset, janvier 2022, 602 pages, 25€, traduction de l’islandais d’Éric Boury

Voici un livre où l’amour et la lumière règnent. Un livre dans lequel on s’immerge et se prélasse, comme dans l’eau sulfureuse dans laquelle se baignent deux des personnages du roman, et dont on n’a plus envie de sortir.

Tout au nord de l’Islande, au fin fond d’un fjord qui a la « forme d’une étreinte » (on vous laisse savourer la métaphore…), un homme, amnésique, cherche ses souvenirs. Ce faisant c’est l’histoire d’une famille sur plusieurs générations qu’il raconte, histoires d’amour, d’abandon, de trahison, de lumière et de ténèbres. Un des plus beaux livres qu’il m’ait été donné de lire ces dernières années.

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Toucher la terre ferme

Julia Kerninon, L’Iconoclaste, janv. 2022, 116 p., 15€

J’avais adoré « Liv Maria », et « Ma dévotion« , et je me suis délectée à l’idée de ce nouveau livre. Beaucoup d’attente donc sur « Toucher la terre ferme »…

Et alors il est comment le dernier Julia Kerninon ? Il est sublime tout simplement. Il est aussi court qu’il est intense, il parle de l’amour, de la maternité, du fait d’être soi, du temps qui passe, de la permanence, de l’écriture, de la lecture. De la vie quoi.

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Les filles d’Egalie

Gerd Brantenberg, Zulma, janvier 2022, 376 p., 22€, traduction du norvégien de Jean-Baptiste Coursaud

En Egalie ce sont les filles qui dirigent le monde, qui ont les postes à responsabilités, qui sont cheffes de famille. Ce sont les hommes qui cachent leurs attributs sexuels jugés honteux, eux qui élèvent les enfants et restent à la maison, eux qui font en sorte que tout tourne au quotidien pour soulager leur épouse chérie du moindre tracas domestique. Je vois déjà les hommes fuir à la lecture de ces quelques lignes. Ce serait fort dommage car le livre n’est pas seulement féministe, il est drôle et pose de sacrées questions…

On suit la famille de Rut Brame, qui occupe un poste à responsabilités, directriçoire de la Société coopérative d’Etat, son mari Kristoffer, potelé à souhait (c’est ainsi que les hommes sont aimés des femmes) malgré une calvitie naissante qu’il s’efforce de cacher par tous moyens (un homme sans cheveux, beurk ! ils doivent être chevelus ET épilés à la peau douce), et leurs enfants, leur fils aîné Petronius notamment qui est un des personnages centraux du roman. Petronius rêve de prendre la mer et d’être marine-pêcheuse, il frémit d’émotion à l’approche du bal des débutants, il rêve du grand amour avec une femme qui s’occuperait de lui. Jusqu’à la rébellion et la naissance d’un mouvement masculiniste qui s’efforce de rétablir l’égalité. Le scénario est peut-être sans surprise, mais les conséquences qu’il induit, elles, le sont. Le « renversement » des valeurs portées par la société ainsi provoqué, qu’il s’agisse des relations sexuelles, de l’image portée par le sexe, des rôles dans la famille et la société, tout est sujet à drôlerie et réflexion. Délectez-vous avec la description de la procréation (p. 142), de la naissance au sein du Palais des naissances (p. 188), de la révolte des hommes qui brûlent leurs « soutiv » (le soutien-verge est un attribut essentiel de l’homme qui entre dans l’âge adulte !) des réflexions des protagonistes sur la langue où le féminin l’emporte systématiquement sur le masculin (p. 212).

Car il faut souligner ce parti-pris fort de l’autrice de tout féminiser, et par conséquent, on l’imagine, la prouesse qu’il a fallu au traducteur pour en rendre toute la finesse. A sa lecture, on voit comment le féminin dans le langage quotidien (« fumain » au lieu « d’humain » pour tout ce qui touche à l’homme et à la femme dans leur ensemble, les tournures impersonnelles systématiquement féminines, le féminin qui l’emporte bien sûr sur le masculin au pluriel, etc, etc) fournit des biais évidents dans la perception. Vous verrez, on s’habitue très bien au bout de quelques pages au « elle y a… » ! (Et saluons au passage le travail remarquable du traducteur ! Un orfèvre, sans conteste…)

Et puis il y a bien sûr en filigrane toutes les théories féministes qui sont « masculinisées » (la stupidité de l’explication biologique en est un exemple flagrant), et cette mise en abîme est vertigineuse. Même Hegel et sa dialectique du maître et de l’esclave est appelé à la rescousse, et le propos est lumineux.

On se demande bien pourquoi ce livre, paru en 1977 en Norvège, rapidement traduit et sorti en Suède, en Allemagne, aux Etats-Unis… a mis temps de tant pour paraître en France. Merci aux éditions Zulma, une fois de plus, de jouer à plein leur rôle d’éditeur et de passeur de savoir.

Vous l’avez compris c’est un gros coup de cœur, et un livre qui doit être lu non seulement des femmes mais des hommes, sans aucun distinction de sexe.

Marie-Eve