Ma dévotion

Julia Kerninon, La brune, éditions du Rouergue, août 2018, 299 pages, 20€

Epoustouflant. Un des plus beaux livres lus cette année. Une voix, un souffle qui emporte et fait danser. Les mots sont projetés sur la page blanche, en de courts chapitres, démarrant au milieu de la page, et je suis bien certaine que la mise en page et la façon d’écrire ces bouts de vie qui s’enchaînent font pour beaucoup dans le plaisir de lire ce livre, que l’on ne peut quitter une fois que l’on a commencé. Tel une ogresse mangeuse de mots, je l’ai englouti. Très vite. Parce qu’il était impossible de ne pas tourner pour poursuivre, de quitter Helen et Franck. Mais reprenons au début.Helen retrouve Franck par hasard dans les rues d’Amsterdam. Ils sont âgés tous les deux (autour de quatre-vingts ans). Ils ne se sont pas vus depuis vingt-quatre ans précisément. Et Helen entreprend de raconter leur vie commune à Franck. Très vite, on comprend qu’un événement dramatique les a séparés, et l’auteure tient en haleine le lecteur, distillant quelques bribes tout en restant mystérieuse. Les personnages sont égrenés, parfois on est conduit sur de fausses pistes, l’action s’installe doucement. On sent la tension monter au fil des pages, inexorablement, et jusqu’à la fin, cruelle. Ce livre est un roman d’amour complexe et un thriller à la fois.

Le récit à la deuxième personne fait pour beaucoup dans le plaisir de la lecture ; cette utilisation du « tu » est extrêmement bien trouvée et fonctionne parfaitement. Le pronom choisi s’accorde avec le rythme de la phrase, l’incantation parfois. Il est vrai que le charme de Franck a joué sur la narratrice depuis le début, depuis leur rencontre, et qu’elle s’est vouée à lui corps et âme. Ou peut-être est-ce le contraire ? « J’étais devenue ta servante, et comme toutes les servantes, j’ai fini par considérer que mon maître m’appartenait » (p. 129). L’ambiguïté est totale.

Les deux héros du livre, la narratrice Helen, et Franck celui auquel elle s’adresse, sont décrits de façon froide et sans complaisance. La première est essentiellement sérieuse et travailleuse, pas spécialement sympathique ; le deuxième est égocentrique, solaire certainement, et décrit comme tel, artiste peintre de renom, mais ce qu’elle en dit de fait pas spécialement envie de faire sa connaissance. « Est-ce que deux personnes ont jamais été aussi différentes l’une de l’autre que nous l’étions ? Tu ne respectais rien – je respectais tout. Tu étais doué pour la joie de la même façon que je l’étais, moi, pour le labeur. Tu étais solaire, indifférent, incapable de faire quelque chose qui ne t’intéressait pas, et moi je tirais une fierté démesurée de ma capacité à courber l’échine, à m’épuiser les yeux sur des lignes de caractère minuscule, et toujours, toujours, à devancer les attentes des autres » (p. 20).

Les personnages secondaires, comme par exemple Gunther (p. 151), sont décrits en quelques phrases dynamiques, à petites touches mais l’essentiel y est. Quelques lignes suffisent pour les rendre tous tangibles et vivants.

Et enfin au-delà de l’action, cette tragédie à laquelle on est conduit, comme un rail sur lequel l’auteur nous fait avancer, il y a les mots. Julia Kerninon les manie à merveille et elle a une façon toute particulière de les agencer. Elle les modèle, les triture, trouve des expressions neuves avec des mots parfois tous simples et usés. Pas de vocabulaire compliqué, pas de mots savants, pas de phrases à rallonge. Mais une utilisation de la ponctuation, la virgule en particulier,  qui cadence la phrase. C’est simple, la phrase et son rythme collent au sens qu’elle souhaite donner à son texte.  Un exemple parmi d’autres, j’ai adoré l’expression utilisée pour décrire la relation battant de l’aile entre Helen et Gunther,  » quand notre maison bourdonnait de frustration et que nous ne parvenions plus à nous toucher sans nous érafler ». Bref, le texte regorge  de finesse et de sensibilité, le lire est un délice.

Alors ce livre, il est pour qui ? Il est pour ceux que le plaisir de la langue fait tressaillir. Pour ceux qui aiment se laisser prendre la main et mener le long d’un chemin tracé d’avance. Pour ceux qui aiment haleter en tournant les pages, pressés de découvrir la ligne suivante. Pour ceux qui raffolent de la tragédie, antique ou classique.

Marie-Eve

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